Présentation du projet

Ce travail a été commencé pour des raisons pédagogiques après une tentative décevante de la lecture intégrale du journal d’Hélène dans mon cours intitulé Paris sous l’Occupation et ses [Non-]Lieux de Mémoire. Mes étudiant.e.s ne pouvaient  comprendre le journal parce qu’ils/elles ne s’y retrouvaient pas. Perdu.e.s au milieu des noms de personnes dont ils/elles ne pouvaient reconnaître les liens avec Hélène, le contrat lecteur.rice -texte s’est rapidement brisé. Pour pouvoir tisser un lien avec Hélène et le contexte de ses récits, il fallait qu’ils/elles puissent, autant que possible, comprendre où elle les emmenait, en présence de qui ils/elles se trouvaient. Aborder le journal à travers des extraits choisis était une solution mais cela aurait été passer à côté de quelque chose. Quelque chose de merveilleux : l’hospitalité du journal d’Hélène.

En effet, alors qu’elle aurait pu se contenter de rédiger un journal intime centré sur sa personne, elle en a fait un recueil abritant une multitude de personnes et donc un refuge d’histoires. Pour des raisons évidentes, elle ne pouvait pas toujours être explicite mais elle a semé suffisamment d’indices pour nous permettre aujourd’hui d’essayer de retrouver ces naufragé.e.s de « l’histoire avec sa grande hache ». Au cours de mes recherches commencées en décembre 2022, j’ai pu tirer des fils et, de fil en aiguille, redonner un nom, un visage parfois, une biographie à des personnes qui ont souvent disparu sous un numéro. Ce travail de tapisserie a donné lieu à des rencontres mémorables comme celle des Malinsky. Le 14 novembre 1943, Hélène raconte qu’un jeune homme est venu chez eux pour leur parler de deux garçons qu’on lui avait confiés après l’arrestation des parents et des deux plus jeunes enfants. Les petits cailloux laissés par Hélène-Petit-Poucet m’ont menée à la famille Malinsky. Quelques semaines après un échange épistolaire, je retrouvais Michel, l’un des deux petits garçons devenu fringant grand-père et doté d’un édifiant don pour le bonheur, autour d’un boeuf bourguignon à deux pas du Mémorial de la Shoah. 80 ans après leur arrestation, je faisais la connaissance d’André, Rose, Geneviève et Catherine -mais aussi de Pierre, le deuxième garçon, aujourd’hui disparu – à travers les souvenirs de Michel qui ne connaissait pas le journal d’Hélène. Autre rencontre, celle des Rosovsky, dont l’arrestation rapportée par M. Olléon contrarie Hélène le 29 août 1942. Le fil d’Ariane laissé par Hélène m’a conduite au site de Lisa Rosowsky, professeure au Art Institute of Massachusetts. Découvrant que l’une de ses œuvres a pour thème la rafle du Vel d’Hiv, je lui ai envoyé un email au cas où elle aurait quelque lien avec ce qui est consigné dans le journal. Une réponse, commençant par un retentissant holy cow, est arrivée 5 minutes plus tard : les Russes dont parle Hélène étaient ses grands-parents, Vladimir et Tamara, elle est la fille du petit garçon, André, qui a survécu grâce à M. Olléon, ni son père ni elle ne connaissaient le journal d’Hélène. Certaines rencontres se sont limitées à la découverte d’une identité mais n’en ont pas été moins fortes pour autant : la petite fille de 2 ans et demi, qu’Hélène emmène aux Enfants-Malades le 9 novembre 1943, et qui pleure en disant maman en silence, s’appelle Monique Hochberg. Je n’ai pu retrouver de photo et n’en trouverai certainement jamais. Toute la famille a été assassinée à part une sœur aînée installée en Allemagne après la guerre. N’est-ce pas ce qu’Hélène voulait, que l’on écoute ce qu’elle écrivait pour essayer de raccommoder l’histoire lacunaire après ? Ne pouvons-nous imaginer qu’elle aurait été heureuse de lire les e-mails écrits par Lisa Rosowsky et Michel Malinsky qui ont découvert dans son journal des fragments de leur histoire ? Finalement, ce que j’avais commencé à faire pour mes étudiant.e.s est devenu aussi un projet pour Hélène et pour ses «convives». 

Une autre raison de la nécessité de ce travail s’est imposée au cours des recherches : des erreurs de transcription et d’identification viennent parfois obscurcir le sens et, pire encore, réécrire l’histoire. Pour en citer quelques-unes, Edouard (sic) Bloch, grand mutilé de guerre interné à Drancy puis à Levitan n’existe pas. Il s’agit d’Edmond Bloch – Hélène a pourtant bien écrit son prénom – un des avocats de la fameuse photographie prise par les Allemands à Drancy. On l’y voit avec sa canne aux côtés de Pierre Masse, Maurice Weill-Raynal, Gaston Crémieux dont parle aussi Hélène. Le 31 août 1942,  Raymond Berr n’a pas vu arriver les Thévenin (sic) au camp de Drancy mais Guy et Gabrielle Iliovici avec leur fille Nicole. La phrase au 1er juin 1942, «J’ai refait l’Ancien Rivoli (sic)», laisse perplexe. En y regardant de plus près, on se rend compte qu’elle a écrit Ancren (sic) Riwle, titre d’un texte du XIIIème siècle rédigé en moyen anglais. Hélène, en jeune fille studieuse qu’elle est, consigne dans son journal qu’elle a tout simplement révisé. Ce n’est pas André Bay qui a présenté Hélène à Jules Castier – comme la traduction de l’anglais introduced par présentée nous le laisse entendre – mais bien elle qui a mis en relation son ami et le respectueux traducteur. Sans oublier que le nom Castier a été transcrit Catin (sic) dans la version imprimée du journal ce qui rend la phrase encore plus cryptique à première lecture.

A l’image de la bienveillance d’Hélène, de merveilleuses histoires se sont invitées dans nos recherches par ce qui semble être pur hasard. Celle de Jacques Jourdan, par exemple, jeune peintre, mort à Verdun le 26 mars 1916. Premier mari de Mme Jourdan, professeure de musique d’Hélène. Alors que je cherchais une photo de la musicienne, j’ai facilement trouvé sur Internet un tableau la représentant et dont l’auteur, d’après le site Drouot, était Luc-Albert Moreau, son second mari. Et puis, serendipity oblige, je suis tombée sur un site vendant une série de photographies représentant le couple Jourdan devant le fameux tableau. Au verso de la photographie, l’inscription manuscrite « 2ème permission- 23 janvier 1916 » nous indique que c’est Jacques qui a peint ce portrait de sa femme. Deux mois avant sa mort, le peintre faisait un ultime cadeau à sa jeune épouse. Grâce au journal d’Hélène, la paternité du tableau lui est rendue. Autre rencontre due au hasard, celle de Léa Schwartzmann. Seule dans la salle de lecture du Mémorial de la Shoah, un dimanche du mois de mars 2023, j’étais venue avec le seul objectif ce jour-là de découvrir qui était la famille de 13 personnes que mentionne Hélène en février 1944. Lors d’une pause-café, l’étincelante Ariel Sion me demande sur quoi je travaille. N’ayant rien trouvé malgré des heures passées à faire défiler les archives sur l’ordinateur, je réponds d’un ton laconique et désespéré : « Sur le journal d’Hélène Berr. » Elle me dit : « C’est dommage que nous ne nous rencontrions que maintenant. J’aurais aimé vous présenter mon amie Léa Rohatyn qui a été déportée avec ses parents et 10 de ses frères et soeurs. Malheureusement, elle est morte l’automne dernier. » Léa Rohatyn née Schwartzmann était ainsi l’une des filles de la famille que j’étais venue chercher.

Nos recherches nous ont aussi conduits à des personnes qu’Hélène ne connaissait pas mais qui valaient tout autant d’être rencontrées. Le lendemain de mes échanges avec Ariel Sion, toujours au Mémorial, je cherchais à retrouver une autre Léa dont parle Hélène le 28 octobre 1943. J’étais munie des recherches que mon étudiante, Breelyn Stelle, avait minutieusement réunies pour arriver à la conclusion qu’il s’agissait de Léa Goldman, dont la maman s’appelait Anna Litvine. Malheureusement, après recoupements, je me suis vite rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’elle. Je me lève pour aller prendre un peu l’air quand mes yeux tombent sur un post-it jaune fluo, laissé sur la table de derrière parmi d’autres affaires personnelles, avec, écrits en gros, 2 mots : Anna Litvine… C’est ainsi que j’ai fait la rencontre de Déborah, petit-nièce de Léa Goldman. Elle n’était jamais venue au Mémorial, ne savait même pas pourquoi elle avait décidé le matin même de s’y rendre mais quelque chose lui avait dit que ce serait bien. Je lui ai donné toutes les informations que Breelyn avait trouvées, dont la photo d’école où Déborah a reconnu l’air boudeur de Léa. Il se faisait tard, Déborah est partie. Quelques secondes après son départ, je fais défiler le document d’archives toujours sur mon ordinateur, et je rencontre enfin la Léa d’Hélène : Léa Itic. Avant de se laisser identifier, la jeune femme nous avait menée à la petite fille dont l’histoire valait elle aussi d’être connue. Cécile Lehman, amie d’Hélène, camarade de la Sorbonne qui sera internée à Drancy, a laissé les compositions d’anglais qu’elle faisait faire à « ses élèves » pendant son internement. L’une d’eux était Louise Jacobson dont l’arrestation est décrite dans Dora Bruder de Patrick Modiano. Le journal d’Hélène ouvre des chemins de traverse qui mènent indéfiniment à d’autres.

Autre belle histoire, celle du titre du projet. Alors que je partageais avec Marcel Cohen et sa femme Jacqueline mes hésitations quant à ce travail, l’écrivain m’a lancé : « Ma chère Mélanie, vous devriez le faire. Tiens, et je vous en donne même le titre En marge du journal d’Hélène Berr. » Impossible de me défiler.

Aborder le journal sous l’angle de l’hospitalité offre une lecture nouvelle qui met plus intensément en lumière l’abnégation et la philanthropie d’Hélène qui font toujours merveille bien après

Remerciements

Ce travail n’aurait pu voir le jour sans la générosité de la nièce d’Hélène, Mariette Job, lors de notre première rencontre en décembre 2017, sans la bienveillance d’Antoine Hyafil (fils de la fidèle amie d’Hélène, Odile Neuburger) et les constants encouragements de Martine Benjamin. Je tiens également à remercier Anaïs Bacquet, Dorothée Boichard, Sarah Lechner, Laura Paoli, Ariel Sion, Yael Sztybel, toutes du Mémorial de la Shoah, qui m’ont été d’un précieux soutien tant par leurs qualités humaines que par leur professionnalisme. Enfin, un grand merci à tou.te.s mes étudiant.e.s de University of Pennsylvania, en particulier Ellie Hoffman (UPenn ’21) dont le journal d’Hélène est le livre de chevet et Kyra Schulman (UPenn ’18) compagne des premiers jours, qui se sont lancé.e.s à mes côtés dans cette délicate aventure humaine où se mêle effroi et émerveillement.

Mélanie Péron, le 15 juillet 2024

N.B. Dès le mois de décembre 2022, j’ai régulièrement tenu au courant de l’avancée de mes recherches Mariette Job, nièce d’Hélène et éditrice de son journal. L’intégralité, à part les découvertes faites cet été, lui a été envoyée ainsi qu’aux Editions Taillandier à l’automne 2023 dans l’espoir d’une nouvelle édition corrigée et augmentée.

Liste des personnes dont parle Hélène dans son journal
Cadeau de Breelyn Stelle (UPenn, ’23)

Avertissements

Contact

Mélanie Péron
University of Pennsylvania
Senior Lecturer in Foreign Language
Email: mperon@sas.upenn.edu